IV
Le dîner avait été copieux. Et indigeste. Atole, farine de maïs aromatisée au chocolat. Cochon cuit au lait. Tortillas fourrées de piments. Marquesotes et roquerillos, fruits confits, bananes frites et pain. Le tout arrosé de sangria, dont Bill Ballantine, pour ne pas faire mentir sa réputation, avait bien entendu usé et abusé.
Possédant un estomac à toute épreuve, Morane aurait pu connaître un sommeil paisible. Mais l’hélice du plafond, qui se voulait ventilateur, son essieu mal graissé, emplissait la chambre d’un grincement continu. Le bruit lointain de la génératrice s’y superposait. En outre, sous la moustiquaire en épaisse étamine, il faisait aussi chaud qu’à l’intérieur d’un éteignoir. On parvenait à respirer, mais c’était tout juste.
Il eût été difficile à Bob de dire depuis combien d’heures il était à rôtir et à étouffer sur son mauvais lit de sangles métalliques quand, dans un demi-sommeil, il perçut une rumeur venant de la chambre voisine. La chambre de Sophia. Une rumeur faite de cris, de meubles qu’on bougeait, de chocs assourdis.
— Eh !… que se passe-t-il ? cria Morane.
En même temps, il se levait, en slip, trébuchant sur la grossière carpette de sisal, au pied de son lit. Se propulsa vers la porte, l’ouvrit, déboucha dans le couloir, alla frapper du poing à la chambre voisine. Demanda encore :
— Sophia !… Que se passe-t-il ?
La porte s’ouvrit sur Sophia. En courte chemise de nuit légère, elle paraissait aussi fraîche, dans la pénombre, que si elle sortait d’un rêve.
— Que se passe-t-il ? interrogea encore Morane. Vous avez fait un de ces raffuts !
La voix de Sophia était calme quand elle dit :
— Il y avait un serpent dans ma chambre, Bob… J’ai réussi à le mettre en fuite à coups d’oreiller…
— Vous êtes certaine que vous n’étiez pas en train de rêver à la chanson de Pierre Mac Orlan, Sophia ?
— Il ne s’agissait pas d’un rat, Bob, protesta la jeune femme, mais d’un serpent… Je vous dis qu’il y avait un serpent dans ma chambre…
Elle s’interrompit, comme si elle hésitait avant d’énoncer une monstruosité, poursuivit :
— Et il avait des plumes…
À leur tour, Bill Ballantine et Aristide Clairembart étaient sortis de leurs chambres. Ils avaient dû entendre les dernières paroles de Sophia, car l’Écossais ricana, dit :
— C’est moi qui ai bu un peu trop de sangria, Soso, et c’est vous qui vous payez une crise de delirium…
— Je vous dis qu’il y avait un serpent dans ma chambre, insista la jeune reporter, et que ce serpent avait des plumes. Vous m’entendez ? !… Oui… C’est ça… Un serpent à plumes ! ! !
Bob Morane se tira le lobe de l’oreille gauche. Se passa la main droite ouverte en peigne dans les cheveux. Il se sentait sceptique. Non qu’il doutât de Sophia. Puisqu’elle l’affirmait, il y avait sans doute eu un serpent dans sa chambre. Rien de bien extraordinaire dans ce pays. Mais un serpent à plumes !… Peut-être en avait-on trop parlé ces derniers temps…
— Bon, dit-il. Si ce serpent est encore dans votre chambre, Sophia, on le trouvera…
— Et s’il a des plumes, enchaîna Ballantine, on en fera du poulet rôti…
Mais, à quatre, ils eurent beau fouiller la chambre dans ses moindres recoins, nulle part ils ne découvrirent le serpent. Ni sous le lit, ni sous le matelas, ni sous les meubles…
Clairembart montra la fenêtre ouverte.
— Il aura filé par là…
— Par là aussi qu’il sera entré, fit Morane. Les chambres sont au rez-de-chaussée…
— Peut-être aussi que, s’il avait des plumes, il avait aussi des ailes, fit lourdement Bill. Il se sera envolé…
Morane, Sophia, l’archéologue étaient habitués à l’humour volontairement pesant du colosse ; ils ne relevèrent pas. D’ailleurs, les regards de la journaliste s’étaient portés sur le tapis râpé, au milieu de la pièce.
— Regardez !… Là !…
Sophia s’était raidie et, de l’index tendu, désignait un endroit précis. Sur le tapis, quelque chose brillait sous la triste lumière de la lampe suspendue. Quelque chose de brillant, d’un vert mordoré, lumineux. Morane se baissa, récupéra l’objet, conclut aussitôt :
— Une plume… Ce n’est rien qu’une plume… De perroquet sans doute…
Clairembart se pencha, corrigea :
— Une plume de quetzal plutôt… Pharomacrus molinno… L’oiseau sacré des Aztèques et des Mayas…
— Comme par hasard, murmura Bob pour lui-même.
Puis il fit, à haute voix à présent :
— Curieux ça…
— Qu’y a-t-il de curieux à ça ? s’étonna Bill Ballantine. Une plume de perroquet, ou de Pharo je ne sais quoi, ça n’a rien d’étonnant. Ça grouille partout dans le coin ces bêtes-là…
— Peut-être, Bill, remarque Sophia, mais je suis certaine que cette plume n’était pas là quand, avant de me coucher, j’ai pénétré dans cette chambre… Brillante comme elle est, je l’aurais remarquée…
— L’oiseau sera entré ici pendant que vous dormiez, Soso, s’entêta l’Écossais.
Vol des cheveux de feu de la jeune femme quand elle secoua la tête.
— Ce n’est pas un oiseau qui est entré ici, Bill, mais un serpent… Et un serpent qui portait des plumes ! DES PLUMES, vous m’entendez ?!… DES PLUMES !!!